Saturday, March 30, 1996

1996: Censeur du Liban, encore un Effort!

Voici un article envoyé au magazine francophone libanais L'Orient-Express paru tous les mois de novembre 1995 à février 1998 à Beyrouth, et dirigé par le journaliste et essayiste Samir Kassir (lâchement assassiné en 2005). Le magazine n'a pas tenu longtemps et rien ne l'a remplacé depuis. C'était un épiphénomène artificiel, un peu précieux ridicule, et totalement inadapté au pays. J'avais précédé mon article d'une petite lettre. Le tout envoyé à l'époque par FAX. Ni Samir Kassir, ni ses deux collaborateurs de l'époque - un certain Omar Boustany et un certain Anthony Karam - n'ont pris la peine de répondre.


M. Samir Kassir,

Je vous propose un article.

Votre revue. C'est remarquable. C'est nouveau. Inédit. La seule, en français. Les autres revues francophones? Papier toilette avec photos. Idioties obscurantistes.

En lisant l'article qui suit, vous comprendrez pourquoi je ne m'adresse qu'à vous. Je l'ai écrit pour L'Orient-Express.

J'ai lu dans le dernier numéro votre dossier sur la censure. Clair. Net. Inespéré.

Il y a quelques temps, j'avais pensé à un article qui ferait un rapide tour d'horizon du style journalistique en vogue dans la sphère francophone... Une petite étude sur cette pratique de l'autocensure au Liban... terminologie volontairement imprécise... codage... demi-mot... Je voulais essayer de montrer les abus de ce langage, les tournures absconses qui détournent les citoyens de la lecture des journaux.

J'étais choqué de la manie de certains journalistes et chroniqueurs à vouloir à tout pris parler pour ne rien dire. Une connaissance très limitée de la langue, au nom de laquelle j'ai vu toutes sortes d'entourloupettes stylistiques, de piètres jeux de mots. Ce journalisme, donc, où chacun essaie de briller en dandinant ses mots. Je pense à ces petits billets d'humeur pseudo-voltairiens totalement insignifiants, qu'on trouve régulièrement sur la couverture du quotidien L'Orient-Le-Jour.

Quelle sale poésie. Quel mauvais journalisme. N'est pas écrivain qui veut, n'est-ce pas?

Quand les journalistes allaient-ils enfin faire leur travail? C'est-à-dire tenter, avec mesure et délicatesse, en élargissant leur champ, de "faire reculer les limites du dicible". Revenir à une certaine humilité du style. Écrire des phrases simples. Essayer le plus possible, de dire quelque chose.

Permettez-moi donc de vous féliciter d'abord, et vous encourager ensuite, dans la voie que vous semblez suivre.

*

Je vous propose un article.

Je serais heureux, dans le cas où vous le refuseriez, d'entendre vos critiques, soit autour d'un café, soit par fax ou téléphone.

*

Si l'article, où son éventuelle réécriture, vous "plaît" de quelque manière, je vous propose, par la suite, une série. Une chaîne de plus ou moins courts articles, sur la morale sous toutes ses formes (dans la langue, la presse, les médias), sur la littérature en général et en particulier. Critique de romans récemment parus ou réédités (les derniers romans de Salman Rushdi, Umberto Eco, Philippe Sollers, Philippe Roth, Milan Kundera; la toute récente réédition du Journal de Gombrowicz en Folio; essais, philosophie; peinture du XXe , etc.)

*

Un dernier mot. Dans l'article que je vous propose, comme dans ceux qui pourraient suivre, je ne suis pas sûr de faire du journalisme classique. Souvent, je dis je. J'ironise comme je peux... Je tiens à mon style, à ma ponctuation, à mes blancs, mes sauts à la ligne.

Est-ce que je me trompe d'interlocuteur, de revue? Trouveriez-vous une rubrique pour l'encadrer? Je vais peut-être trop loin. Pas assez? Je ne sais pas. Je me permets - encore une fois: si vous envisagez ma collaboration à l'Orient-Express - je me permets de vous demander de me corriger, de me pointer mes excés. Vous avez bien plus d'expérience que moi, en tant que journaliste-francophone-aujourd'hui-au-Liban, alors ne vous gênez surtout pas, donnez-moi des leçons.

Sincèrement,
A.K.


...


1996: Censeur, encore un Effort!


Je ne le cache point, c'est avec peine que je vois la lenteur avec laquelle nous tâchons d'arriver au but; c'est avec inquiétude que je sens que nous sommes à la veille de le manquer encore une fois.

Sade, La Philosophie dans le Boudoir 


J'alerte! J'alerte! Je sirène!
L'enfer ne cuit pas en un jour...
Il faut de l'huile et du savoir.
Qui sait?
Il faut des collaborations...


L-F Céline, Guignol's Band



1949, un an avant de mourir, un certain Eric Blair, né en Inde, citoyen anglais, 46 ans, publie un roman. Un livre. De la littérature!

Ce livre vous le trouvez encore, en Folio, dans toutes les bonnes librairies. Courez l'acheter, raflez tout les exemplaires, offrez-le à toutes les occasions! (faites des stocks)

L'auteur? Un pseudonyme? Par prudence? Georges Orwell.
Le titre? 1984.

L'histoire, cette catin, est à replis. Elle se fait tant bien que mal. Se mord la queue. Pas grave. Accepter tout ça. Il y a des régressions. Des trous. Des oublis. Des retours en arrière. Personne n'est parfait. Des époques un peu plus sombres que d'autres...

En attendant, parlons de moi. Je cherche un emploi. J'ai mon bac. Quatre ans d'université. Je suis un bon élément. Travailleur. Perfectionniste. Un peu d'expérience. Beaucoup d'ambition. J'en veux. Je jure de beaucoup donner de moi-même. Donnez-moi ma chance. Je suis motivé.

Messieurs les censeurs, encore un effort! Ça ne suffit pas! Vous n'êtes pas assez nombreux. Pas assez vigilants. Un peu plus de rigueur! Le salut de la Patrie est entre vos mains.

Messieurs, engagez-moi! Vous n'imaginez pas ce que vous gagneriez. J'ai la mémoire pleine d'information. Je connais le Diable, personnellement. Je sais exactement où il se cache. J'ai des stratégies, des plans plein les poches.
Il nous faut collaborer. Faire front commun. C'est ensemble, que nous réussirons.

Je sais. L'ennemi n'est pas facile. Trop dispersé. Malin. Bien caché. Mais quand on connaît ses cachettes préférées, ses habitudes secrètes, ses faiblesses... Il n'est pas invincible!

Allez! Encore un petit effort! La crasse disparaîtra. Tout sera enfin propre. Pensons à nos enfants. Travaillons pour eux. Pour l'espoir. Pour un pays propre.

Les livres. Les livres dangereux. Il y en a plein les librairies. Je lis beaucoup, je sais de quoi je parle. Il y a un an, j'ai longtemps travaillé à établir une liste noire. Déjà, je me voyais assis parmi vous, un jour, au grand bureau de la censure... Je travaillais pour vous!
Cette liste noire, donc.
Je la tiens à votre disposition.

Un avant goût de l'inacceptable? Rabelais, La Fontaine, Voltaire, Laclos, Stendhal, Flaubert... et même Baudelaire, que nos petits lycéens sont forcés d'apprendre par cœur!

J'ouvre Les Fleurs du Mal, «les Litanies de Satan»:


O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
Dieu trahi pas le sort et privé de louanges,

O Satan, prends pitié de ma longue misère.

(...)

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l'Enfer où, vaincu, tu rêves en silence.


Stop! Une véritable prière au Diable!... Je m'arrête un peu, je respire. Baudelaire, poète débauché, suppôt de Satan, immoral, blasphémateur, impie, incitateur à la paresse, au viol, au saphisme... C'en est trop!

Encore un exemple? Jusque dans les écoles? Proust, juif et homosexuel. Un titre? Sodome et Gomorrhe.
   
Mon petit cousin, tout frais tout mignon, il rentre de l'école, un livre dans les mains. Une pièce de théâtre! L'auteur s'appelle Beaumarchais et le titre c'est Le Mariage de Figaro. Je l'ouvre au hasard. C'est Figaro qui parle: "On me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celle de la presse; et que pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose; je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs."

La société ne peut pas tout faire. Parents, surveillez vos enfants!


*


Du calme. Pas de panique. Fausse alerte!

Aprés mûre réflexion, sur le terrain (j'ai été professeur, je suis trés mondain, j'attire les confessions), j'en suis arrivé à la conclusion suivante: personne ne les lit plus. Les libraires, bons pères de famille, vous ont devancés. Ils les vendent, mais ne les exposent jamais dans leurs vitrines. Qu'exposent les librairies? Que vendent-elles bien?
Les gens achètent encore des livres, des magazines, des revues. Ils lisent encore un peu, mais que lisent-ils exactement? Je vais vous le dire.

Un flot de produits congelés: exotisme, romans historiques, cités grandioses et chargées de vestiges, visite du musée vénitien, poésie.
Les revues hebdomadaires, mensuelles, les roman récents, en sont pleins. Disons-le une fois pour toute pour en finir. Il n'y a plus que ça.
Le référent, la chose concrète, palpable, directement perceptible... tout cela à bel et bien disparu. Ça y est. On y est arrivé.

Des exemples? Sans parler de toutes les revues francophones, plus ou moins récentes... Regardez une liste des meilleures ventes: Coelho, L'Alchimiste, Gaarder, Le Monde de Sophie, Pennac, Monsieur Malaussène, Le Clézio, La Quarantaine, Bobin, La Folle Allure, Comte-Sponville, Le Petit Traité des Grandes Vertus.
En clair: moralisme artisanal, fondamentalisme doux, fanatisme exquis de la Transparence, pour un monde sans caries, new-age, soft-love, bovarysme, bonté, gentillesses, chasteté, pudeur, niaiserie, dévotion à la communauté, phrases tièdes rabotées, aromatisées, auto-célébration, propreté indifférente... "Libre et fort, je ne fume plus!"
En bref: La Bibliothèque Rose Universelle.

"Des écrivains qui croient combler le vide avec leur moi insipide et souffrant, avec les aventures de leur subjectivité désolante, comme s'il s'agissait de valeurs en perdition, plutôt que de raconter toutes les destructions extraordinaires dont ils sont témoins, et surtout d'essayer de révéler la nouvelle humanité, de voir les nouveaux personnages qui se bousculent chaque jour sur la scène de la néo-réalité, de les observer tels qu'ils se montrent, irradiés de "communication", non crédible et pourtant là, titubant dans les lumières d'un présent sans Histoire, éperdus d'auto-promotion, naissant de l'écume de l'image comme Don Quichotte, jadis, était né de ses lectures." (Philippe Murray, in L'Atelier du Roman n.6)

Il y a bien encore quelques petites choses.

Encore Murray: "Pour cela, bien sûr, il ne faut pas avoir peur d'être "marginalisé". Le spectre de la "marginalisation" n'est que la phobie de ceux qui ont tant respecté la société qu'ils croient qu'elle existe encore, et qu'il est préférable de la respecter que d'y mettre le nez. Ce qui existe c'est l'effacement des disparités et la dictature de la Transparence."

Rééducation générale sous tour-opérator.

Produits culturels consommables. Art officiel.



*

   
Amis censeurs, résumons: le diable n'est plus dans l'écrit. Tant pis pour lui. Tant mieux pour nous.

C'est ailleurs qu'il a fait son nid. Et vous l'avez compris. Trop tard?... Faire vite!

C'est dans tout les petits faits culturels. Il faut observer écouter ce qu'idolâtrent nos jeunes enfants. La musique rock! Le hard rock américain (Iron Maiden, AC/DC, etc.), le trash et le grunge (Nirvana, Radio Head, Smashing Pumpkins, etc.). Aussi et surtout, les petits faits de mode (boucles d'oreille, coloration des cheveux, mini-jupes).
Les jeunes s'imprègnent des petites phrases que lancent tous ces chanteurs. (1) Apologie de la drogue (Haschisch, Opium, Héroïne, Ecstasy, Cocaïne, Alcool, Tabac - la pire de toutes - et toutes les nouvelles drogues inventées chaque année qui empoisonnent nos enfants et enrichissent les mafias du monde entier). (2) Messes et invocations du Diable. Littéralement. (3) Révolte contre toute autorité: les parents, l’État. (4) Excès sexuels. Partouzes ignobles, secrètes. Pédés et lesbiennes pullulent dans ce milieux du show business... Le Sida avance jusque devant nos portes...
Il faut continuer à interdire cette musique. Mais ça ne suffit pas. Il faut aller vite. Trouver plus de logique et de cohérence dans la censure. On ne peut pas interdire une chose et laisser courir la même chose ailleurs.
Un disque de Pink Floyd aurait été interdit récemment... C'est absurde! Il faut interdire tout Pink Floyd! Leur musique quand elle n'est pas violente et révoltée, politique, trop politique, est une incitation à la drogue (surtout leur premiers disques).
Nirvana et Iron Maden ont été interdits. Mais trop tard. Des copies circulent partout... D'autre part, une dizaine de groupes similaires circulent librement.

Je suggère une idée. Censurons toute la musique rock. Pourquoi pas? Non, ce n'est pas aussi délirant que ça.

L'herbe. Les mauvaises herbes. Toutes. Celles qui se fument dans le monde entier, par exemple. Et d'autres, plus abstraites. Les idées. Les vices de la pensées. D'autres encore, plus concrètes... Je parle des individus qui corrompent leur entourage, qui parlent et pensent mal... trop. On a beau les museler, les enfermer... les tuer. D'autres recommencent. Spontanément.

Tout cela ne s'interdit pas facilement. Il faut aller jusqu'au bout. Éradiquer le mal là ou il est. Dans les racines. Il faut arracher les racines.

Alors, polices du monde entier, courage! Ne désespérez pas! A vos frontières! A vos miradors! A vos écouteurs! A vos pupitres! Beaucoup d'anonymes sont avec vous. Ils vous soutiennent. Vous aiment dans l'ombre... Tenez bon. Soyez vigilant. Pour l'ordre. Pour le présent, pour le futur. Pour le présent permanent. Allez! Pensez à votre descendance. Rendez-nous fiers de vous.

Allez! Courage! Encore un effort! Je suis là.

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